Extraits d’entretiens avec Thanh Phong VO, mis à jour le 17 octobre 2022

Vous êtes thérapeute depuis 1992, après avoir eu d’autres vies ! Vous pratiquez différents arts de santé venant d’Asie notamment l’acuponcture, la réflexologie plantaire et palmaire, le Shiatsu, le chi nei tsang, le massage énergétique chinois…
Vous êtes né au Vietnam, votre première vie. Puis, à l’âge de 9 ans, vous avez été accueilli comme réfugié politique en France après avoir traversé la mer de Chine en barque pendant 14 jours avec 33 autres boat people. Vous avez fait des études de théologie à l’université catholique de Paris pendant 4 ans, tout en suivant les enseignements bouddhistes du Vénérable Duc Minh à la pagode de Savigny-sur-Orge où vous avez vécu pendant 2 années. Vous avez aussi enseigné comme professeur de philosophie après un DEA à la Sorbonne. Et vous continuez encore à étudier, selon l’exemple de votre père.
Vous témoignez ici d’enseignements et des leçons de vie, tirés de certaines transmissions que vous avez reçues. Cette relecture de votre itinéraire, en hommage à vos maîtres, relate votre cheminement intérieur. Elle permet de mieux appréhender votre approche thérapeutique et l’état d’esprit singulier qui vous anime.
Racontez-nous…

Pourquoi êtes-vous devenu thérapeute ?

J’étais enseignant en philosophie depuis 2 ans et mon père exerçait en tant que thérapeute et réflexologue. Un jour, alors que j’apportais du thé et des biscuits dans la salle d’attente à deux de ses patientes, j’engageai la conversation avec l’une d’entre elle. Lancé dans des considérations philosophiques qui me passionnaient, je m’aperçus soudain – après un court instant – que la conversation tournait au monologue : mon interlocutrice n’écoutait pas. Elle était centrée sur ses propres questionnements, face à sa maladie et je ne parvenais pas à la rejoindre. J’étais incapable de répondre au besoin de cette femme. Tout mon bagage philosophique et la passion qui m’animait semblaient bien vaines et dérisoires face à ses attentes profondes, je me sentais impuissant. 

En partageant ce sentiment avec mon père, il m’interrogea : « Quand tu as faim, vas-tu philosopher ou vas-tu manger ? 80% des pathologies physiques sont d’origine psychique, mais il faut d’abord commencer par soigner le corps. 
Suppose que tu rentres à la maison après une longue journée de travail et que ton habitation est en désordre, tu n’auras probablement pas envie de prendre du temps pour ranger. Tu appelleras peut-être des amis pour sortir, te changer des idées. Quelle que soit l’activité choisie, ce sera une fuite pour aller puiser une énergie de l’extérieur. A force de courir après le monde, tu vas au contraire t’épuiser et devenir insomniaque. Tandis que si tu choisis de rester, de ranger, tu seras finalement heureux et tu auras même la joie de pouvoir recevoir dignement tes amis. Quand le corps est malade, l’esprit divague et cherche à s’échapper. Quand on soigne le corps, l’esprit revient à la maison, il l’habite. C’est un des ses sens de cet adage ancien : « un esprit sain dans un corps sain. » »

Et il ajouta :

« Je t’ai tout donné, tu as tout ce qu’il te faut intellectuellement, psychiquement et spirituellement mais il te manque quelque chose d’essentiel : le corps, qu’il ne faut jamais négliger. Arrête l’enseignement et suis-moi ». Il ne s’agissait pas seulement du conseil d’un père mais d’un maître qui appelle. C’est ainsi que j’ai décidé d’apprendre les arts de santé auprès de mon père quelques années avant sa mort.

Comment votre formation s’est-elle déroulée ?

Mon père travaillait beaucoup. Selon les urgences, il lui arrivait souvent de soigner quasiment en continu de 7 heures à 23 heures. Certaines personnes étaient même accueillies à la maison pendant plusieurs jours, voire pendant plusieurs semaines. Nous partagions tous ensemble les repas préparés par ma mère.

J’accompagnais mon père dans tous ses soins. Ma formation débuta par la réflexologie plantaire : mon père massait un pied de ses patients et moi l’autre. Pendant un mois, je ne vis que des pieds ! J’avais soif d’apprendre, j’étais curieux et voulais être efficace, me rendre utile. Au bout d’un mois, je lui demandai quand j’allais pouvoir apprendre les autres techniques : massage énergétique chinois, shiatsu, etc.

Il me répondit : « la technique ne sert qu’à peu de choses, pour apprendre une technique il faut seulement quelques jours, or j’aimerais que tu apprennes deux choses à travers la réflexologie plantaire : le service et l’humilité. » Face à mon étonnement : « Père, c’est une formation du caractère ?! », il conclut : « C’est ce dont tu as besoin pour l’instant. »

 

Ce n’est que bien plus tard, après la mort de mon père, que j’eus l’occasion d’apprendre d’autres méthodes et traditions en me rendant notamment en Inde et en Chine. En attendant, je devais descendre de mon piédestal d’enseignant en philosophie : un long travail de dépouillement de mon orgueil et de toutes mes prétentions s’amorça. La formation de mon père en réflexologie plantaire dura… 7 ans ! Au-delà de la technique, c’était surtout une transmission de l’état d’esprit du soin.

Rien d’étonnant : en Asie, la tradition estime qu’il faut 7 ans pour apprendre une technique, 7 ans pour la maîtriser et encore 7 années pour devenir maître dans son art. Dans cet état d’esprit, mon maître bouddhiste, le Vénérable Duc Minh m’avait fait travaillé pendant 10 ans sur l’attention juste puis pendant 5 années sur la parole juste

Qui était votre père ?

Mon père, André Van Tro VO, incarne pour moi la droiture même, la sagesse et le sens de la justice. Il était aussi le sens du service incarné, du don de soi. Je dirais même du sacrifice. 

Quand j’avais 6 ans, j’allais tous les mois lui rendre visite dans le camp de concentration, dit de « rééducation » de Bao Lam au sud du Vietnam où il est resté enfermé pendant trois ans. Il avait été arrêté pour trois raisons : c’était un intellectuel, catholique, et qui avait travaillé comme expert comptable pour l’armée américaine.

Nous n’avions le droit qu’à une visite mensuelle et pour une seule personne par famille. Ma mère m’a systématiquement laissé sa place pendant ces trois ans, pour que je puisse voir mon père. Elle m’accompagnait sur le chemin pendant une ou deux heures de marche.

Un jour, tandis qu’il avait été affecté au service de la cuisine, il me demanda de lui apporter du sucre et des cacahuètes. Je savais qu’il avait très faim et m’empressai de les lui apporter le mois suivant. Quand je revins le mois d’après, il me tendit des tablettes de nougats qu’il avait préparés avec les ingrédients que je lui avais apportés la fois précédente en me disant : « C’est tout ce que je peux t’offrir en ce moment ». 

Je reste profondément ému lorsque j’évoque ce souvenir.

Ce qu’il m’offrait par ce geste était déjà tant, un enseignement capital, un témoignage incarné d’attention, de générosité et d’amour, qui me nourrissent tout au long de ma vie pour façonner mon esprit et mes valeurs. Il reste aujourd’hui mon modèle à bien des égards.

 Mon père était aussi un érudit autodidacte, auteur d’une grammaire cambodgienne, il connaissait le sanskrit et le pali de la langue indienne. Il l’avait enseigné à la cour du Roi du Cambodge où il était très estimé. C’était d’ailleurs un instructeur très exigeant. Lorsque nous sommes arrivés en France, j’avais 9 ans. Mon père me posa une question qui me marqua : « Considère que tu es déjà mort une fois [il faisait allusion de notre traversée de la mer de Chine], que vas-tu faire maintenant de ta vie et de ta liberté ? ». Étudier…

Il me réveillait très souvent à 3 heures du matin pour compléter l’enseignement scolaire. Au programme : vietnamien, français, grec, latin, anglais, allemand, mathématiques… Il faisait régulièrement le plein de caddies entiers de cahiers de brouillon ! J’en utilisais au moins un par jour, 98 pages…

J’ai reçu, de la part mon père, une éducation très complète, embrassant toutes les dimensions : corporelle, intellectuelle, humaine, morale et spirituelle. J’ai compris tout l’amour de parent qu’il investissait en moi quand j’ai réalisé qu’il préparait mes exercices la nuit, avant de venir me réveiller. 

Quand il était jeune, il s’était aussi préparé à la prêtrise, mais certaines pratiques du clergé français, aussi bien que local au Cambodge, l’avaient rebuté et conduit à quitter le séminaire. Il se maria avec ma mère, avec laquelle il vécut 30 ans, jusqu’à la fin de sa vie. Ce couple solide et fidèle à ses engagements, ayant traversé ensemble de rudes épreuves et des drames, confronté aussi à l’éloignement, m’a offert un modèle vivant de stabilité et de sécurité intérieure. Grâce à eux, j’ai été témoin de la preuve tangible qu’un amour concret, ancré dans tous les actes du quotidien, est possible en ce monde et puissant.

Je suis infiniment reconnaissant envers mes parents pour tout l’amour qu’ils m’ont transmis et dont je me sens rempli.

Qui est votre mère ?

Ma mère, Xuan Ha NGUYEN, est née au Cambodge de parents vietnamiens. Ses grands-parents avaient fui les exactions à l’encontre des catholiques vietnamiens pendant la période de la colonisation française. Sa vie a basculé de l’opulence à la misère après qu’elle a assisté à la mort de son père à l’âge de 10 ans. Ballottée entre deux drames du cours tumultueux de l’histoire de la région, d’un côté avec l’horreur des Khmers rouges et de l’autre la guerre civile vietnamienne à son retour au pays, sa vie a été marquée par les infortunes. C’est certainement ce qui lui donne cette sagesse aujourd’hui que l’on retrouve dans le récit de sa vie jusqu’à notre arrivée en France : La danse du buffle, publié en 2009 (commande possible sur demande), dans lequel elle décrit notamment notre traversée de la mer de Chine.

En 1981, mon père organisa la fuite du Vietnam : nous quittâmes le pays à bord d’une barque de pécheurs pour traverser la mer de Chine, avec mon frère Thien âgé de 5 ans, j’en avais presque 10. Ma mère était enceinte de mon second frère, Tuyen, dont elle accoucha le deuxième jour dans la petite barque. Douze jours plus tard, nous fûmes sauvés par un navire américain avant d’émigrer aux Philippines puis en France.

Lire l’extrait du livre autobiographique de ma mère : « La traversée de la mer de Chine ».

Je dirais que c’est une femme de confiance, de foi, de courage, de bonté et de compassion. Ce qui compte pour elle avant toute autre chose, c’est d’avoir élevé des enfants qui soient « humains », comme elle le répète. J’essaie d’honorer son désir et cet héritage immatériel qu’elle me lègue.

Parlez-nous de votre enfance au Vietnam

J’ai été obligé de grandir très vite. Pour éviter l’endoctrinement de leurs enfants par le régime communiste vietnamien, mes parents ont décidé de quitter la ville et nous sommes partis vivre, isolés, dans la forêt. C’est là que mon père m’a préparé à endosser très jeune mes responsabilités de fils aîné, jusqu’à ce qu’il soit arrêté par le pouvoir communiste et emprisonné dans un camp de concentration. J’avais 6 ans et j’ai alors appliqué tous ses enseignements. J’aurais tant à raconter. Quelques souvenirs…

• A l’âge de 4 ans, j’ai été envoyé chez un maître de Kung Fu. Le Kung Fu, c’est un état d’esprit et un art de vivre, avant d’être une technique martiale. J’ai tenu un mois à raison de 24 coups de bâtons au réveil tous les matins à 5 heures ! Ma formation s’est poursuivie chez nous pendant 2 années, avec plus de douceur mais tout autant d’exigence. Je découvrais chaque jour de nouveaux exercices que je pratiquais plusieurs heures par jour : marcher sur les bords d’un tonneau, plonger les mains dans le sable chaud, frapper du poing nu des surfaces dures, sortir d’un trou plus haut que moi creusé dans le sol…

• Pendant les 3 années de captivité de mon père, nous survivions. Maman devait parfois partir pendant quelques jours pour aller vendre son charbon. Je m’occupais de mon petit frère, bébé, en le nourrissant comme je pouvais, avec ce que je pouvais trouver dans le jardin, par exemple des pommes de terre que je faisais cuire et réduisais en purée. Quand nous n’avions vraiment plus rien, j’allais chez les bonnes sœurs. Ma mère a dû vivre des moments d’angoisse en nous laissant seuls, je suis très fier d’elle et de son courage.

• Comme dans toutes les familles traditionnelles lettrées vietnamiennes, je recevais un enseignement éthique qui venait contrer l’endoctrinement ambiant. Enfants, nous apprenions par cœur, en sino-vietnamien, des poèmes existentiels du manuel des enseignements de Confucius destiné à former les jeunes seigneurs pour faire face à l’effondrement politique et au chaos social de la période Chunqiu des Printemps et Automnes.

Confucius disait : « L’esprit d’abord, ensuite seulement les lettres ». Nous en revenons toujours à la même chose : l’état d’esprit avant la technique et le savoir, avant la science. Je me remémore souvent des phrases de ces poèmes appris par cœur, dont je comprends aujourd’hui l’implication dans ma vie quotidienne d’adulte.

Mon maître bouddhiste m’a dit : « tu rencontreras toujours des problèmes dans ta vie, ce qui te sauve ce sont tes vertus. » Cette phrase a conditionné ma vie : travailler sur les vertus, c’est le fond de l’existence.

Il est important d’en cultiver au moins une, elle rencontre ensuite toutes les autres. J’ai longtemps médité sur l’ensemble Amour-Sagesse-Vérité et me concentre désormais l’alignement de mes pensées, de mes émotions et de mes attitudes sur ce que je ressens comme vrai.

« Sais-tu te tenir debout face à la vérité ? » Phuoc Chon

Extrait du livre Tam Tu Kinh de Confucius.

Est-ce pour approfondir ces questionnements existentiels et la notion d’éthique que vous avez choisi d’étudier la philosophie ?  Quels sont vos auteurs préférés ?

Pas du tout ! Je m’étais inscrit en économie pour m’engager un jour, peut-être, plus tard, en politique. Quand je suis arrivé à l’université, l’administration m’avait inscrit par erreur en philosophie. J’ai fait confiance à la vie et ai suivi tout le cursus jusqu’au DEA…J’aime faire dialoguer les auteurs entre eux, confronter les contradictions parfois subtiles de leurs pensées. Mes goûts sont assez éclectiques : Nietzche révèle bien la pensée grecque, Héraclite, Platon, Aristote, Malebranche, saint Thomas d’Aquin, saint Augustin, Spinoza, Descartes, Kant ou Hegel, même si j’aime moins le style d’écriture de ces deux derniers.  

Kierkegaard a quelque chose… ses textes se rapprochent de ce que je pense au sujet de la conscience. Ses « unités mélancoliques »… c’est très beau, les trois stades de l’existence : esthétique, éthique et religieux (que nous pourrions peut-être qualifier de spirituel aujourd’hui). Chez lui, c’est ce saut dans l’inconnu du dernier stade que j’aime, ce vertige : il s’agit de ne pas se perdre mais avons-nous le courage de renoncer à ce que nous possédons, de quitter le rationnel ? Reste toujours quelqu’un ou quelque chose qui nous retient : suis-je capable de sauter ?

Ces auteurs m’accompagnent dans ma vie de tous les jours, je discute avec eux.

Vous continuez à étudier beaucoup chaque jour, entre les soins : quelle est votre journée-type ?

Fidèle à l’éducation que j’ai reçue, mon équilibre de vie se fonde sur plusieurs plans : spirituel, intellectuel, émotionnel, corporel… c’est une hygiène de vie.

Mon cabinet n’est pas seulement dédié aux soins. C’est un lieu de vie, d’étude et de méditation.

Entre les soins en présentiel ou à distance, je médite au moins deux heures par jour et prie pour certaines personnes souffrantes qui me sont confiées. Je lis aussi beaucoup, en effet, dans des domaines variés : philosophie, santé, arts…

Je prends le temps de manger aussi et de me reposer ! Prendre soin de son corps pour soigner son âme, que celle-ci ait envie d’habiter le corps sans le déserter, selon les enseignements de mon père. Je n’ai pas un corps, je suis un corps.

J’aime aussi consacrer du temps à ma famille. C’est un enseignement essentiel que j’ai reçu en observant mes parents, bien sûr, mais aussi le mode de vie exemplaire de très grands hommes et femmes d’affaires que j’ai eu l’honneur de masser : débordés par leur travail, préoccupés, ils prenaient systématiquement le temps d’une pause pour appeler leur époux-se, déjeuner avec leur mère, etc. Ils offraient ce temps et se l’offraient à eux-mêmes.

Je rejoins ma famille aussi souvent que possible, y compris cuisiner de bons plats vietnamiens ! J’aime rentrer à la maison. Le couple et la famille, la chaleur d’un foyer sain, c’est précieux et sacré : pour se ressourcer, partager, s’interroger mutuellement, se laisser déplacer parfois aussi, rire ou pleurer, se regarder, grandir ensemble, aligner nos vies, s’aimer en profondeur.